Faire l’éternel choix de vivre

Publié le par L'Eunuque

Vieux

 

D’autres auraient abandonné, soit par découragement, soit par incapacité de savoir comment aborder le problème. Il y a chez Berth cette impossibilité à croire qu’on ne peut pas trouver une aiguille dans une meule de foin, attendu qu’elle s’y trouve. Retrouver une fille enceinte, prostituée, droguée, dont il ne connaît pas le nom et dont il ne possède aucune photo, ne lui semble pas impossible car cela ne lui paraît impossible. C’est cette nuance qui fait tout. Chercher une jeune fille dans une population de 4 millions d’habitants est pour Berth (et sans doute pour lui seul) purement technique. On procède par élimination. On avance comme un bœuf, quelque puisse être la charge. Les bêtes de somme ne se posent pas de question lorsqu’elles avancent. Les questions que posent Berth sont souvent imprimées à l’intérieur de ses mains. C’est pourquoi, lorsque la réponse ne lui semble pas suffisante, il se sent obligé de la reposer avec la paume de ses lourdes paluches. La droite pour commencer. Ce n’est pas très moral. Avec des gens violents à la base, le langage corporel est un atout pour se faire comprendre. Pour se situer tout de suite par rapport à eux. Croyez-le bien, Berth aimerait discuter cuisine indienne, couture, art de faire des bouquets ou comment dénoyauter des cerises, mais le temps lui manque souvent et l’auditoire pas très concentré.

Tous les gens qu’ils rencontrent en viennent à poser cette question que tout le monde serait en droit de se poser :

— Pourquoi cherches-tu cette gamine, lui demande un vieux dont le bras est blessé et tenu dans une écharpe de fortune ? Tu viens de dire que tu ne l’as connaît à peine, qu’elle n’est pas de ta famille. Pourquoi celle-là ?

Berth secoua la tête.

— Pourquoi pas ?

— Tu ne le sais pas toi-même, n’est-ce pas ?

— Je ne me suis pas encore posé la question.

Berth avait rencontré le vieux, quelques minutes plus tôt, chancelant, fatigué et surtout affamé. Tout en mangeant, il lui avait raconté comment il avait atterrit ici après des jours de galère sur les routes qui mènent à Calcutta.

— J’étais un fardeau pour ma famille. Toutes mes filles m’ont ruiné en dote, mais j’ai fait ce que j’avais à faire en tant que père. Pour mon malheur, j’ai surtout fait des filles avec ma femme. Alors, on est venu là, tous les deux. On dort dehors. Sur les trottoirs. Parfois on nous déloge. Des fois, la nuit, ils viennent, nous secouent et nous baladent dans la ville durant des heures, pour nous fatiguer plus. Pour nous décourager à rester à Calcutta. Mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre. Mourir ? Je n’ai pas survécu tout ce temps pour désormais me laisser mourir. C’est indécent. Puis, ma femme a besoin de moi. Elle est malade, la pauvre. Là, tu vois, je suis blessé. Je travaillais au déchargement des containers. Y a une corde qui a cassé. Le contenu d’une des caisses s’est renversé et voilà pourquoi j’ai un bras cassé. Mais, mon autre bras est valide. C’est ce que j’explique au contremaître tous les matins pour qu’il me trouve un petit boulot en attendant que mon bras soit réparé.

Il mangeait, mais de ce qu’il avait commandé, sous l’approbation de Berth, il en cachait une partie dans une poche en plastique, pour sa femme. Il lançait des clins d’œil, à chaque fois, à son bienfaiteur du moment comme si ce qu’il faisait était illégal.

— Tu vois, dit-il en montrant son bras accidenté, c’est moi qui est fait l’atèle tout seul. Je connaissait pour les bêtes, alors j’ai fait ça sans l’aide d’un médecin. J’en ai chié, crois moi. Mais, j’ai pas d’argent pour aller à l’hôpital.

Il mangeait encore. Cherchant à emmagasiner un maximum de nourriture afin de connaître la faim, le plus tard possible. Car elle reviendra lui mordre le ventre, cette salope. L’estomac n’est qu’une poche vicieuse qui ne peut pas contenir plus de deux repas. Et si, comme c’est son cas, il est devenu rachitique, il contiendra encore moins. Le vieux se dit que c’est l’estomac plein qu’il faut mourir. Maintenant,  là. Ne pas attendre d’avoir à nouveau faim. Impossible. Toujours et encore impossible.

Berth glissa sur la table cinq billets de 100 roupies. Le vieux les regarda sans comprendre ce qu’il devait en faire.

— C’est beaucoup d’argent. Je ne crois pas en avoir vu autant en une seule fois.

— Prenez-les.

Le vieux regarda son bon samaritain du fond des yeux.

— Il suffit donc de te retrouver sur ta route, c’est ça ?

— Quoi donc, demanda Berth ?

— Si, à quelques secondes prêt, je n’étais pas passé à côté de toi et que tu ne m’ais pas demandez un renseignement, je n’aurais pas eu droit à cet argent ?

— Ça fait beaucoup de conditions, mais admettons.

— C’est donc ainsi que cette Kamala est devenue celle que tu cherches plus que tout ? Elle s’est retrouvée sur ta route un jour. Quel étrange humain es-tu ? Ainsi, tu ne choisis pas ?

— Vous pensez que d’autres mériteraient être à votre place ?

— Sans doute.

— Je ne suis pas Dieu. Je ne connais rien de personne. Je ne suis pas là pour distribuer des chances supplémentaires. Je fais ce qui me semble juste, selon des critères établis par moi. Ne me demandez pas des explications que je n’ai pas.

— Je ne te demande rien, fils. Je me dois d’accepter cet étrange destin. Venant d’un Indous, il serait inconvenant de douter de la force du destin. Mais, qu’attends tu en retour ?

— Mais rien.

— Et que se passe t-il ensuite, une fois que tu es intervenu ? Que crois tu que seras ma vie ?

— Vieillard, je vais devoir te laisser, j’ai un professeur à rencontrer.

Le vieil homme releva la tête.

— « LE professeur » ?

— Oui. Tu le connais ?

— Cet homme… n’est pas un homme, pour faire ce qu’il fait. Il entraine des filles dans le déshonneur le plus noir. Vous travaillez pour lui, il te paye et t’oblige à dépenser ton argent dans tous ces autres commerces parallèles. Comme ça, l’argent revient rapidement au bercail. Moi, il me laissait tranquille. Mon vieil âge justifiait sans doute le fait que je n’aille pas avec des filles. Mais, j’y suis allé une fois à l’endroit où il les… stock. Je suis entré dans ces baraquements de l’enfer. Et je me demande encore comment des hommes peuvent-ils avoir envie à ce point ?

Il lui donna une tape amicale sur l’épaule du Français.

— Si ta Kamala est là-dedans, ce que tu risques de récupérer d’elle, risque de ne plus ressembler à rien.

— Je crois qu’elle espère que je la sorte de là.

— Alors, il faut aller la chercher. Je te montre, si tu veux.

— D’accord. Mais lorsque je n’aurai plus besoin de toi, je te dirai de partir et tu partiras.

— Je ne suis pas un héros et j’ai une femme qui compte sur moi.

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D
<br /> Cela annonce de belles choses, que je vais lire maintenant. Par contre juste avant de manger, lire un repas frugal... donne mal au ventre !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Ce n'est pas mieux au moment de la digestion.<br /> <br /> <br /> <br />
S
<br /> Oui, Berth n'est pas Dieu, mais c'est le Bon Samaritain !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Un bon Samaritain d'opérette et un impulsif. Pourquoi ce vieux plus qu'un autre ? Pour se donner bonne conscience ? Je me demande si nous le saurons un jour.<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> C'est toujours aussi passionnant, je suis toujours aussi fan. Et je râle toujours autant quand je n'ai pas d'épisode suivant à lire.<br /> Et pour une visuelle comme moi les photos apportent un vrai plus. Surtout de cette qualité.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Merci encore à Evelyne. Moi qui n'ai jamais rapporté la moindre photos de tous mes voyages.<br /> <br /> <br /> <br />