Périple dans le Radjasthan

Publié le par L'Eunuque

Ary l'empoté

Scène de rue

Berth avait laissé Kamala dans la chambre. Il avait récupéré un lit de camp et un drap, puis il était allé s’installer sur le toit de l’hôtel, là où, pendant la saison chaude, les employés couchaient. Il devait être une heure du matin, mais il n’avait pas envie de dormir. Il aimait ce moment privilégier, lorsque l’Inde enfin est dans ses rêves. D’où il était, il dominait les autres habitations, sur les toits desquelles, la plupart des Indiens avaient trouvé refuge. Les chauves-souris étaient en action et voletaient à vitesse supersonique au-dessus de lui. Quelques lézards ou salamandres chassaient les insectes que l’enseigne clignotante avait attirés. Berth avait aimé le silence et l’absence des terres froides du grand nord comme il aimait tout autant son contraire. Ce pays chaud, grouillant, bruyant et brutal. L’Inde est le pays de l’excès.

Tout comme lui, un des employés ne trouvait pas le sommeil. Il fumait une Bidis*, son regard noir des Indiens du sud, englobait la capitale Indienne. Il était torse nu, sans craindre les moustiques car en cette saison ils se font rare à cause de la chaleur. Ils reviendront avec la mousson et alors là ils seront affamés, harcelants et dangereux. Chaque toit possède son antenne et c’est à celle qui dominera l’autre. Tout ce fatras de ferraille dégringolera comme chaque année avec les premières pluies violentes accompagnées de vents dévastateurs. L’Inde se modernise avec du provisoire que l’on reconstruit chaque année sans pour autant en améliorer la solidité.

Plus loin, on aperçoit « Old Delhi Station » et derrière la gare, pas loin de la grande mosquée, les bidonvilles.

Berth, qui n’avait jamais réussi à tenir plus d’une semaine dans un même lieu (ces dix dernières années), était dans ce quartier de Delhi depuis déjà 3 ans.

« Je crois que tant que je ne saurais pas pourquoi cette ville me fascine, je resterai. Cela prendra le temps qu’il faudra », s’était-il dit un jour.

L’Indien qui fumait sa Bidis eut un sourire franc qui découvrit sa dentition immaculée. Il fit un signe discret à Berth ; sur un des toits, un couple faisait l’amour. La chaleur ne freine en rien la surpopulation de ce pays. Malgré leur discrétion, le bébé à côté d’eux se réveilla. L’homme était décidé à s’en foutre mais pas la femme qui le repoussa et alla s’occuper du gamin. Alors le père, fit comme tout ceux qui ne dormaient pas, il s’alluma une cigarette et regarda par delà son toit. Il vit Berth et l’autre Indien, leur fit signe de la main et haussa les épaules signalant ainsi sa frustration.

Berth alla se coucher, mais il ne dormit pas.

 

— Monsieur nous avions dit 5h00, l’agressa la femme, dans un anglais de Oxford.

Berth regarda la pendule dans le hall de l’hôtel.

— Nous n’avions pas précisé 5h00 pile. Hors il est encore 5h45, donc nous sommes encore dans les temps.

— Trouvez-vous normal que nous devions vous attendre ?

— Je ne trouve pas le contraire plus normal non plus, mais souhaitez-vous que nous continuions à discuter ou désirez-vous partir, tout compte fait ?

— Vous n’êtes pas décidé à vous excuser ?

Berth réfléchit un instant et finalement dit :

— Non.

— Margaret, je crois que vous faites beaucoup d’histoire pour 50 minutes. Il est temps maintenant de partir.

Cet anglais là était plus âgé. Les joues roses, une moustache blanche. La Margaret tourna des talons et sortit. Rupp avait un sourire jaune.

— Je crois que tout le monde a fait connaissance, alors je suis du même avis que Monsieur « Moustache », vous devriez partir.

Lorsque Berth passa devant Rupp, en sortant, ce dernier lui glissa en Hindi.

— Ne me plante pas, Berth, si ils sont satisfaits, ils m’en enverront d’autres.

— Je ferai mon possible, mais je ne te promets rien.

— Tu n’es qu’une sale bête.

— Toi aussi. C’est pourquoi nous sommes amis.

Ary attendait dehors, appuyé sur cette drôle de chose qui était sensée ressembler à une voiture de luxe.

— Grand Dieu, s’exclama « Moustache », non sans rire, qu’est-ce donc que ceci ?

— C’est une voiture unique, vous savez, intervint Rupp avec une certaine gêne.

— Je veux bien le croire.

— Elle a appartenu à un Maharadja. C’est la seule voiture spacieuse et climatisée que nous ayons.

— Ma foi, nous voulions du pittoresque, nous voilà servi.

— Nous allons surtout être ridicule, protesta Margaret.

— Nous le serions à Londres, sans aucun doute, mais ici vous passerez pour une Maharani.

Margaret sourcilla et se redressa. Cette dernière remarque ne fut pas sans lui plaire.

— Où est notre ami Patrick, demanda l’anglais

— Déjà à l’intérieur, il dort. Ou devrais-je dire : il cuve, fit remarquer la femme.

— La soirée fut complète, effectivement.

— Certains savent se contenir.

— Allons, ne l’accablez point, cela arrive à tout le monde de boire un peu.

— Un peu !? Je préfère me taire.

Elle entra dans le véhicule.

Ary mâchait une feuille de Bétel*. Cela lui avait rougi la bouche, donnant à son sourire un aspect sanguinaire. Il cracha un long jet de salive écarlate, puis il se gratta sauvagement les testicules en passant les doigts au travers de son dhoti, sous le regard de psychopathe de son cousin et patron.

— Ary, dit Rupp, plus je te vois, plus je regrette de t’avoir embauché.

— Et c’est grave ça ?

— Non, mais ça le deviendra lorsque j’aurai envie de te tuer. Berth, si tu pouvais de temps en temps le recadrer.

— Ary est un Indien pur souche, un Brahman comme on en fait plus. Et tu les as entendu, tes touristes veulent du pittoresque. Avec Ary ils vont avoir du 100% naturel.

En voyant le sourire moqueur de Berth, Rupp secoua la tête et s’en retourna vers sa petite boutique de thé.

Berth avait laissé Kamala dormir. Après la consultation succincte de Baba, il avait donné au vieux médecin cent dollars pour qu’il vienne en aide à l’adolescente si elle le désirait. Il ne se faisait aucune illusion, elle aurait disparu à son retour, puis elle reviendra ou pas, si son triste destin avait décidé de terminer cette vie mal engagée.

— Berth, vous ne pouvez pas subvenir à toute la misère de l’Inde et pourquoi celle-ci plus qu’une autre, avait demandé Baba ?

— Nous ne nous sommes pas choisis. Je marchais dans la rue et elle est tombée devant moi. J’aurais pu faire comme tout le monde ici en l’enjambant, mais voilà, je ne suis pas de ce monde. Alors, sans modifier les règles d’ici bas, je fais autrement. Et que faites vous, vous même, si ce n’est reculer l’échéance de ce destin.

— C’est vrai. Le seul ingrédient que je rajoute à tout ça, n’est rien d’autre que de la dignité. Il m’insupporte de voir mourir un pauvre bougre, atteint de la dysenterie, allongé sur ses excréments. Je le nettoie, le soulage avec mes mots, mais le destin finit toujours par l’emporter.

— Vous êtes un saint homme, bhapu**.

— Ça me fait une belle jambe… et un ventre pas moins beau.

 

L’impossible voiture atteignit rapidement les grands axes en direction de la ville d’Agra, à une heure où la circulation n’est pas encore catastrophique.

 

*Feuille de Bétel : On dépose sur cette feuille des épices et de la chaux. On la roule et la met en bouche entre la joue et la gencive au fond et en haut. C’est une sorte de chique qui vous remplit la bouche d’un jus de couleur sang. Il paraît que cela aide à la digestion, de même que cela calme la faim. Cette tradition est une véritable catastrophe en Inde, cause principale des cancers de la bouche. Cela vous pourrit les dents en un rien de temps.

** Bhapu : Cela veut dire « père », mais plus dans le sens spirituel. Il désigne quelqu’un de référant, que tous le monde respecte. C’était le surnom que donnaient les pauvres à Gandhi.

 

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S
<br /> J'ai presque parcouru toute la planète, mais un de mes voyages préférés reste le Yemen !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> J'aurais bien du mal à faire un classement.<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> Le temps ou la perte de la fascination, n'est ce pas pareil ?<br /> Vous avez raison, il y aurait tant à dire... :)<br /> <br /> <br />
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P
<br /> « Je crois que tant que je ne saurai pas pourquoi cette ville me fascine, je resterai. Cela prendra le temps qu’il faudra »<br /> Intéressant. Ca s'applique aux gens aussi n'est ce pas ?<br /> Il y a quelqu'une justement, qui a cessé de me fasciner. Et je suis partie.<br /> Pourtant je ne m'appelle pas Berth.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Je ne sais pas si cela s'applique aux gens. Je n'ai jamais quitté quelqu'un délibérément. Le temps m'en a éloigné de plusieurs, c'est certain… Il y aurait tellement de choses à dire…<br /> <br /> <br /> <br />
S
<br /> Feuille de betel : je me souviens, mais c'était surtout les femmes !<br /> Cela me rappelle mon voyage au Yemen où les hommes mâchouillaiet tout l'après-midi des feuilles de kat, mais il y avait en plus le côté euphorisant ...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Les femmes le vendent, les hommes le consomment. J'ai fait le Yémen pendant le Ramadan. Les hommes se shootaient au kat toute la soirée après avoir manger. Ils avaient le regard vitreux. Je crois<br /> même pouvoir dire que le kat leur manquait plus que la nourriture. J'ai adoré ce pays.<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> Ary a quelques traits de L'eunuque ! Belle soirée à toi<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> On a tous quelque chose de Tennessee. <br /> <br /> <br /> <br />