La vieille orange

Publié le par L'Eunuque

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— Vous vous dites que j’ai eu de la chance ? Sachez que, lorsqu’il s’agit de ma vie, je n’attends rien de la chance. Connaissez-vous le jeu de dames ? Non, je sais qu’en Inde on y joue pas. C’est un peu comme le jeu d’échec, mais cela demande plus d’action, de réactivité et d’anticipation. Tout ça pour dire que je vous ais mené là où je voulais que vous veniez. Ne soyez pas trop dur avec vous, je suis un expert et il est normal que vous ayez été berné par ma stratégie de jeu. Vous avez choisi la politique des médiocres, et la confrérie des imbéciles que forme votre cour n’a jamais pu vous tirer vers les sommets où brille l’intelligence. On perd de sa perspicacité à ne s’entourer que de crétins.

Il posa amicalement sa main sur l’épaule d’Aziz qui frémit autant de colère que de peur. Mais ce dernier ne pouvait parler car un bâillon l’en empêchait.

— Oui, je sais, personne ne vous a jamais traité de la sorte. Je sens bien que vous bouillonnez, que vous enragez de ne pouvoir me trucider, là tout de suite. Mais la lame du couteau a changée de direction et je suis du bon côté.

Aziz soufflait, trépignait, alors Berth lui servit une belle gifle.

— Aziz, mon ami, ce n’est pas bon pour ce que vous avez.

Il lui tendit un miroir afin qu’il voit le bandeau et le pansement sanguinolent.

— Je vous ai énuclée l’œil gauche. Il est là, sur la tablette. C’est vrai que c’est très plaisant.

Berth lui montra vite fait, enrobé dans un bout de chemise, ce qui n’était qu’un litchi épluché.

— Vous formerez un couple parfait avec la Babiathina. Vous pourrez échanger vos avis respectifs en matière œil de verre. A moins… à moins que vous choisissiez de devenir aveugle définitivement, comme ces gamins que vous prenez au hasard des rues et à qui vous volez le soleil. C’est à vous de voir, si j’ose dire. Je vais vous libérer un bras et vous m’écrirez une adresse, un contact, un numéro de téléphone afin que je retrouve au plus vite celle que je recherche. Êtes-vous d’accord ?

Il fit signe que oui.

— Ah oui, ne vous avisez surtout pas à me noter n’importe quoi. Vous avez remarquez comme je suis calme, détendu, mais je peux me mettre en colère aussi et revenir vous montrer en quoi ça consiste.

Aziz griffonna les indications que voulait Berth.

— Bien. Je vais devoir vous laisser. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai un train à prendre et quelques achats à faire.

Aziz sursauta en voyant Berth croquer dans le Litchi épluché.

— Aujourd’hui, je vous laisse vos deux yeux, mais, si je suis obligé de revenir… vous n’avez pas idée de ce que je peux vous faire. Le mieux serait que vous m’oubliiez. Je crois que nous nous sommes enfin compris.

Et Berth s’en alla par une porte latérale, qu’il avait vue en venant. Les méandres des couloirs le menaient vers les toits, c’est là où il voulait aller. Sur le toit, il croisa le regard d’une femme, plus âgée que la plupart des pensionnaires, plus digne, plus belle aussi. En entendant hurler les hommes de mains d’Aziz qui recherchait Berth, la femme lui fit signe d’une direction.

— Prenez par là, cela va directement dans la rue.

— Merci.

Elle alluma une cigarette et ne pu s’empêcher de sourire en voyant l’étranger bondir sur les toits voisins.

Aziz en colère, arriva comme un cheval fou sur le toit.

— Tu l’as vu ?

— Oui, dit-elle.

— Et il est passé où ?

— Il est descendu par là.

— Merde, l’enculé.

Il frappa lourdement sur la tête d’un de ses hommes.

— Mais patron, c’est vous qu’avez dit, faut pas qu’on entre sinon on est mort.

— Je sais, bougre de crétin, je sais.

— Alors, pourquoi que vous me tapez encore ?

— Parce que ça me fait du bien.

 

De retour à la congrégation, Nina l'invectiva :

— Baba, c’est toi, je le sais.

— Tu commences à retrouver la vue.

— Oui, baba c’est comme de la magie. Je sais aussi que tu vas partir et que tu ne reviendras pas.

— Je n’espère pas revenir, ou sinon cela voudra dire que j’ai échoué. Mais, ce ne sont pas des conversations pour les petites filles.

— C’est à moi désormais de faire le tri de tout ça, car aujourd’hui, j’entends tout. Comme je t’entends sourire.

Du premier étage, Sœur Florilège lui parla.

— Avez-vous obtenu ce que vous cherchiez ?

— Je le crois, oui.

— Vous vous en sortez bien cette fois ci, je ne vois pas de blessure.

— Je m’améliore.

— Je… je ne vais pas descendre vous dire au revoir… je suis… enfin… voilà.

— Ce n’est pas très clair, mais bon, je ferai avec.

La gare de Bénarès était noire de monde. Devant elle, le bal incessant des vélos taxis, qui déposent leurs charges tout en espérant repartir le ventre plein d’une autre course, afin de ne pas finir la journée l’estomac vide. L’Inde c’est un espoir que l’on renouvèle quotidiennement. La première des espérances : être à nouveau vivant demain, afin de continuer cette course, qui, sans doute, peut paraître absurde car à quoi bon aller de l’avant, si c’est pour continuellement souffrir de la faim ? Sont-ils à ce point curieux de vivre pour savoir au final comment tout cela se termine ?

 

C’est la première journée des vacances annuelles des Indiens. Alors, il n’y avait plus aucune place de libre, dans aucun train et pour n’importe quelle destination. Tout était mouvement dans ce bordel ambiant. Bruits, odeurs de milles bouffes sur les quais, alimentant les futurs voyageurs. Dans ce fatras incroyable, tout le monde semblait s’y retrouver : sauf le Français. Berth voudrait s’y arrêter. Il aime ces bourrasques qui vous ravagent les sens. Qui vous jette à terre, vous et votre assurance et plus encore votre suffisance qui vous laisse souvent croire que vous avez tout vu. Vous croisez les regards des enfants  presque effrayés du monde des adultes, dont ils doutent, sur l’instant, qu’ils pourront un jour y appartenir. Une petite vieille, rabougrie lui proposa une orange à moitié desséchée. Il la paya cher pour avoir en plus un renseignement.

— Mama, je dois aller à Calcutta par le train…

— Fils, les trains sont pleins de partout, dedans comme au-dessus, mais si tu as de l’argent, va voir un contrôleur des premières classes qui pourra te revendre sa couchette.

— Merci Mama.

— Redonnes-moi l’orange. Tu ne vas pas la manger de toute façon ; elle est vieille et plus sèche que moi. Tu vois, je n’ai que ça à vendre. Si tu l’as garde, je vais plus rien avoir à faire de la journée.

— Profitez s’en pour vous reposer.

— Je suis une vendeuse, pas une dormeuse. Va, fils, ton train va partir.

Berth trouva un escroc… heu,… un contrôleur qui lui revendit sa couchette de première classe, trois fois le prix normal. La cabine était climatisée, le Français s’endormit aussitôt et ne  se réveilla que lorsque le train entra en gare de Calcutta, soit 14 heures plus tard.

Même bordel, mêmes bruits, mêmes odeurs.

 

 

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P
<br /> Vous racontez bien, on a l'impression d'y être un peu...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Sans doute parce que j'y étais et que j'aimais bien y être.<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> Ben moi j'aime bien l'eau de la rose, et ne vous en déplaise Berth, si trop de romantisme tue le romantisme, un peu, ne peut lui nuire.<br /> <br /> Par contre là ou je m'insurge, c'est lorsque les romantiques de tout poil s'en prennent aux marguerites pour éprouver leur amour:<br /> je t'aime, un peu, beaucoup...et hop 3 pétales de moins !!<br /> <br /> Foutez leur la paix aux marguerites Morbleu !<br /> Arrêtez de les effeuiller bêtement et méchamment !<br /> Arrachez vous plutôt un à un vos orteils à la place, croyez le ou non, vous verrez quele degré de votre amour s'en trouvera nettement ralenti .(sans doute ne passera t-il même pas la barrière du<br /> premier "je t'aime")<br /> <br /> c'était la minute : comme quoi tout est relatif...<br /> <br /> et si pour rire un peu j'en fais des tonnes, c 'est juste parce qu'il n'y a pas de raison que ce soit toujours les mêmes qui trinquent! ;o)<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> J'ai sans doute les mains trop calleuses d'avoir distribué trop de baffes. Mes poumons expirent toute ces poussières respirées sur les routes. Je suis aussi un romantique rugueux, râpeux même<br /> parfois et maladroit toujours. Je n'aime pas non plus que l'on fasse du mal aux fleurs.<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> Dommage pour l'oeil d'Aziz, j'aurais aimé qu'il n'en garde qu'un...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Même avec les deux, sa vision est réduite. Il ne voit pas plus loin que son cœur. C'est très fleur bleue ce que je viens d'écrire. J'espère que je ne commence pas l'année sur des notes parfumées<br /> à l'eau de rose.<br /> <br /> <br /> <br />