Les derniers êtres humains
Le clan était réuni, sans Berth, « trop jeune » pour y participer. Dans ce clan, ne participent aux « rituels », que ceux qui les ont bien compris. Et trois ans chez les Inuits, ne suffisent à prétendre quoi que ce soit. Berth n’avait jamais douté de ce peuple. Il avait vu et vécu avec eux ce qu’aucun humain, autre qu’eux, ne pourrait vivre. Les conditions étaient extrêmes et même ce mot ne peut contenir la moitié de leur extrême à eux. On pourrait se poser la question (et Berth se l’était évidemment posée) : il y a t-il un intérêt à vivre ainsi ? A bouger ? A être en partance pour d’autres lieux identiques à ceux que l’on vient de quitter ? La nature est dans sa plus infime représentation, mais elle est violente. Les animaux vous nourrissent ou vous tuent. Mais rien ne peut vous distraire dans cette écoute que vous avez de la vie. Au milieu de nul part, vous êtes dans l’endroit le plus important pour vous : à l’intérieur de vous, en réflexion avec vous-même et avec les autres.
Berth entendait les litanies des anciens se mêler au souffle du vent. Ce souffle tournoyant, semblait trouver son centre, s’enrouler à partir du lieu de la cérémonie.
— Que se passe t-il, demanda Bettina ?
Berth ne l’avait pas entendu venir.
— Il y a une cérémonie pour… comment dire… bénir ceux qui vont partir.
— Des gens vont partir ?
La femme parlait avec lenteur. Les drogues de la vieille, pour la calmer, agissaient encore.
— Nous partons demain, mon père et quelqu’un du conseil.
— Vous m’abandonné au milieu de ces gens ?
— C’est l’endroit le plus sûr, vous n’avez rien à craindre.
— Mais comment je vais faire pour me faire comprendre ?
— Ils vous comprendront, je vous l’assure.
— Et moi, les comprendrai-je ?
Des larmes, qu’elle ne contrôlait plus, coulaient et gelaient presque avant de pouvoir quitter le visage.
— Quand pensez-vous que nous serons sauvés ?
— Vous n’êtes plus en danger.
— Mais, je crois que j’en ai besoin, au contraire, voulut-elle s’énerver, mais les drogues l’en empêchaient.
— Nous partons justement pour vous trouver des secours. Vous ne pouvez venir avec nous car le voyage est difficile et dangereux et… vous attendez un bébé.
Elle haussa les épaules.
— Ce bébé est sans doute déjà à moitié mort.
— La vieille dit qu’il est bien vivant.
Son regard était dans le vague.
— Mon mari me manque, vous savez ? Ils l’ont mis là-bas dans la glace. Je sais que c’est stupide, mais j’ai l’impression que sa mort est encore plus pénible au milieu de tout ce froid. Êtes-vous croyant ?
— Je… non.
— Vous avez hésité.
— Je vis avec un peuple qui est empreint d’une très forte spiritualité. Ils sont en lien avec tous les éléments qui les entourent. Ils sont dans l’écoute, la compréhension, mais pas dans la croyance au sens que l’entendent les religions de votre monde.
— Qui est aussi le votre.
— Qui fut le mien.
Yhochiok passa à côté d’eux. Il se mit à sourire sans raison, mais voyant que Bettina pleurait il voulu la prendre dans ces bras. Elle se mit à hurler et Yhochiok à crier plus fort encore et à s’enfuir.
— Et bien, ça s’arrange pas, dit la vieille qui passait aussi par là avec à son bras la petite, habillée des pieds à la tête comme une charmante petite Inuit.
Plus loin, « celle-qui-n’a-pas-de-nom » réceptionna « petit oiseau ».
— Je suis désolée et stupide. Il m’a fait peur.
— Je crois qu’il a eu peur aussi.
Elle eut un début d’étourdissement.
— La tisane locale ne me réussi pas, soupira t-elle.
Berth rappela la vieille qui chavirait en s’éloignant.
— La vieille, dit Berth, il faudrait la coucher.
— Et alors, tu crois que c’est à moi de le faire ?
— Ce n’est pas à moi en tous cas.
Elle hésita.
— Non, bien sûr que ce n’est pas à toi. Qu’elle me suive, je ne vais pas la porter non plus.
Berth alla vérifier que tout allait bien du côté des chiens. Il voulait s’occuper l’esprit plutôt que de penser à ce voyage vers l’impossible, l’improbable et plus opaque qu’il soit.
Où allaient-ils tous les trois et, attendu qu’ils trouvent ce qu’ils cherchent, que pourront-ils faire ? Berth devait garder ses doutes pour lui et ne pas polluer l’esprit de son père avec.
— Nous partons combattre une chimère, armés de harpons, tirés par des chiens et pour tous chars : des traîneaux. Nous sommes comme ces héros de l’Antiquité qui allaient combattre les Dieux. J’aime à croire que mon père sait ce qu’il fait et qu’il sait des choses que je ne sais pas.
La promiscuité de son ancien monde, lui faisait retrouver des noirceurs d’esprit, des pensées rationnelles mais terriblement nuisibles. Il ne faisait pas que penser, mais il commençait à vivre les emmerdes, comme ci, cette anticipation pouvait les amoindrir lorsqu’il sera face à eux.
— Tu parles seul, fils, demanda Anuqiak ?
— Oui, ça permet parfois d’éclairer le cerveau.
— Ou à l’éblouir. J’ai remarqué que tu parlais dans ta langue d’autrefois.
— Je ne m’en suis pas rendu compte.
Anuqiak eut un geste aussi surprenant qu’il fut tendre et inhabituel : il le prit dans ces bras.
— Je suis fier de faire le voyage avec mon fils.
— Je suis fier, quant à moi d’être le prolongement de votre force, se moqua Berth en souriant.
— Il fallait bien que je dise quelque chose.
— Mais pourquoi avoir choisi Yanak ?
— C’est un homme bien et d’une très grande sagesse. Il doit voir d’autres réalités, car lorsque je ne serais plus, ce sera lui le chef. Vois tu, fils, je comprends bien que notre monde évolue vite. Les bateaux que nous croisons sont de plus en plus gros et transportent de plus en plus de blancs. Un des scientifiques, avec qui tu es venu il y a trois ans, m’a dit que des gens sont allés sur la Lune, un an auparavant. J’ai mis des semaines à me torturer la tête pour l’admettre afin que cela fasse aussi partie de ma réalité.
Il continua sur un ton plus pessimiste car réaliste.
— Nous allons disparaître, c’est certain. Notre clan perdra ses jeunes et les vieux mourront. Nous sommes les derniers êtres humains et nous ne faisons pas partie du plan des étrangers. S’ils sont allés sur la Lune et qu’il peuvent faire apparaître le soleil en plein nuit, ils peuvent tout.
Anuqiak finit par le lâcher.
— Et bien, tu es vraiment grand, lorsque tu es tout près.
Il donna une dernière tape dans le dos de son fils.
— Et moi, je suis vraiment petit, conclut-il.