Le destin d’un chef

Publié le par L'Eunuque

La magie des levés du soleil avait eu un second effet indésirable, celui de générer de l’impatience auprès des pensionnaires de cette toute petite partie du Groenland. Le retour à une autre civilisation, la leur, faisait que plus ils approchaient de la fin du séjour, plus il était proche du départ et moins ils  trouvaient de quoi passer le temps. Ce temps dont chacun avait retrouvé des repères, l’allongeant de façon inestimable. Rien ne semblait pouvoir briser la monotonie, l’agacement et un début de neurasthénie.

— Y en a marre de manger toujours cette même bouffe, merde, râla un jour Joseph.

Mais comme c’était dans son habitude, Lafayette ne se méfia pas lorsqu’il lâcha ce qui se voulait être drôle.

— Je sais chéri, mais j’ai fait le marché ce matin et tout est hors de prix. Et les poules se matin…

— Tu nous fais chier avec tes histoires de poules, cria Joseph en se levant pour lui casser la gueule.

Le Capitaine qui entrait, s’interposa.

— Monsieur Joseph, je viens de voir notre bateau et la glace à certain endroit commence à se fissurer. Si nous pouvions libérer l’hélice et faire quelques essais de moteur. Il ne s’agirait pas de rester en rade au moment où nous pourrions partir.

Le mécanicien ne réussi pas à soutenir le regard de son supérieur. Il acquiesça d’un signe de tête.

— Barnabé, habilles toi, on sort.

— Ok, chef.

Il y eut un silence pesant après le départ des deux hommes.

— Je vous assure Capitaine que je n’ai pas voulu me moquer, dit Lafayette.

— Je sais. Ce travail, que j’ai accepté, était peut-être une erreur. Un marin ne vaut rien à rester si longtemps sans bouger.

Le seul qui trouvait l’espace temps à sa convenance c’était Berth. Il le passait chez « les êtres humains ». Il avait commencé un apprentissage du langage des signes avec « celle qui n’a pas de nom ». Il n’était sans doute pas très académique, mais qui viendrait vérifiez. Berth avait commencé avec des mots usuels, des phrases simples comme celles qu’on apprend lorsqu’on veut se débrouiller seul dans une ville étrangère. Un jeune, du nom de Nuük avait été assez curieux de ces chorégraphies de mots échangés entre la jeune fille et l’étranger au point de suivre les cours, lui aussi, devenant un privilégier au yeux des autres jeunes. Et bientôt, d’autres s’y mirent et la jeune fille trouva enfin à qui parler. Anuqiak regardait tout ça de loin. Berth lui avait demandé s’il voulait apprendre lui aussi, mais il refusa de façon péremptoire qui fit comprendre au jeune homme qu’il n’était pas préférable d’insister.

Berth avait parlé au chef de son envie de suivre le clan. Celui-ci avait promis d’y réfléchir. Berth voyait le temps s’égrainé et toujours pas de réponse. Mais il se devait d’attendre. Si le chef avait dit qu’il reviendrait avec une réponse, il était indécent de lui rappeler sa parole. Un soir, Anuqiak le fit appeler et les deux hommes marchèrent quelques instants afin de s’éloigner du groupe.

— Ma fille, et cela grâce à toi, n’arrête de pas de gesticuler. Elle semble vouloir rattraper 14 ans de silence. C’est sans doute bien. Est-ce que cela la rend plus heureuse ? Etait-elle malheureuse avant ? Elle me le dira peut-être un jour et ce jour là, à ne pas comprendre ses gestes, c’est moi qui serai sourd. As-tu remarqué que nous parlons peu ?

— Oui.

— Et qu’en as-tu  déduit ?

— Que vous êtes constamment à l’écoute de votre monde.

Anuqiak fit une moue qui semblait apprécier la réponse.

— C’est exact, confirma-t-il. Notre survie en dépend. Je suivais l’ours blanc et je l’ai perdu un court instant car j’ai cherché à le voir plutôt qu’à l’entendre. Et le temps que je le retrouve, il était déjà sur toi.

— Mais, vous l’avez tué.

— J’ai eu de la chance et toi plus encore. Le monde nous parle constamment, nous dit toutes sortes de choses. L’univers nous parle. Les étoiles nous parlent. Regarde le ciel, il est d’une telle limpidité ce soir.

Le chef se mit à réciter des paroles sacrées à une telle rapidité qu’il était impossible à Berth de les comprendre. La lune était présente, elle aussi. Elle permettait à l’adolescent d’apercevoir le chef dans une danse rituelle.

— Un homme connecté à l’univers peut le commander, regarde.

La danse était plus langoureuse désormais. Les mains s’ouvraient et se fermaient vers le ciel comme si elles cherchaient à attraper des étoiles. Puis, une de ses mains fit un geste plus brusque en dessinant un tracé et une étoile filante aussi rapidement que la main, suivit le tracé. Il réitéra une dizaine de fois cette opération. Berth était étonné, fasciné et étrangement tétanisé. Un frisson désagréable lui griffa la colonne vertébrale.

— Tu attends une réponse de moi, n’est-ce pas ?

— Oui, grand chef.

— Et cependant, je n’ai pas de réponse. Toi seul répondras après ce que je t’aurai dit ce que j’ai à te dire car personne ne peut décidé du destin d’un homme. Et moi, pas plus qu’un autre.

Il l’entraina à nouveau dans une marche lente.

— Tu n’es pas des nôtres et ce qui est certain aussi c’est que tu n’es pas des leurs non plus. J’ai observé ces hommes même s’ils sont attachés aux uns et aux autres, leurs pensées et leurs actes restent très individuels. Cette façon d’agir n’est pas critiquable, elle est à l’opposé de ce que nous sommes. Chez nous le groupe à plus d’importance que l’individu, car seul, un homme, ici, ne peut pas vivre longtemps. Chaque individu du groupe a été éduqué en ce sens depuis qu’il est en âge de comprendre tout ça. En ce moment, des jeunes enfants du clan observent notre façon de vivre et petit à petit intègre le rôle dont il prendra la responsabilité. Car chez nous, nous prenons la responsabilité de notre place dans notre clan, personne ne nous l’attribut. J’ai fait le choix d’être chef. Je sais que chez vous, être chef donne droit à certaines reconnaissances et égard : pas chez nous. C’est un rôle, comme celui d’être chasseur. Chaque personne qui a pris une responsabilité ne peut faillir à sa tâche, car tout le clan en dépend. C’est pourquoi je voudrai que tu réfléchisse à cette question : quelle place penses-tu avoir dans notre groupe ? Je comprends que tu fais beaucoup d’effort pour d’intégrer chez nous. Tu as appris notre langue, tu connais assez de rudiments de pêche et de chasse pour te débrouiller seul. Mais aujourd’hui, tu es isolé, à côté du clan et il ne te reste que peu de temps pour faire ton choix, trouver ton rôle et le prendre dans le groupe.

Anuqiak s’arrêta de marcher à nouveau pour être face au jeune étranger.

— J’ai pour toi beaucoup de sympathies et d’amitiés. Je dois reconnaître que tu m’as apporté une vision différente que celle que j’avais des blancs des villes. Que tu repartes où que tu restes ne changera en rien les sentiments que j’ai pour toi de même que cela n’altérera pas mon rôle dans ce groupe. Tu m’as donné à réfléchir sur le futur du clan. Suite à cela j’ai décidé que nous n’approcherions plus les villes. Je ne comprends pas ce monde et les mondes que nous ne comprenons pas nous dominent. Par exemple, je ne comprends pas pourquoi on entasse les gens dans des espaces réduits alors qu’il y a tant de place autour. Dans d’autres villes, j’ai vu pire. On construit des blocs. Il y a des gens à côté, dessous, dessus et tous ces gens ne se connaissent pas et n’ont jamais décidé de vivre à côté de certains autres. Dans le clan, lorsque nous montons le campement, les gens se regroupent par affinités et ainsi il n’y a jamais de conflits. Le campement n’est jamais figé ainsi les gens peuvent décider d’aller s’installer ailleurs, sans qu’ils aient à donner d’explication. Les Inuits des villes ont perdu leur identité, puis leur âme. Je le dis car je le sais. Je peux voir et lire une âme lorsque je vois un individu. Dans les villes, plus rien ne brille, c’est la noirceur des cœurs qui mènent « les êtres humains » vers des territoires obscures.

Le chef posa sa main sur l’épaule de son ami.

— Tu vas devoir réfléchir à ce rôle indispensable au groupe et intégrer l’importance de cette responsabilité. Toi seul pourras être ton juge. Il n’y a pas plus de deux résultats possibles : tu seras un plus ou tu seras un poids, une charge pour le groupe. Si le dernier cas devait être celui là, alors je quitterais mon rôle de chef et je devrai partir du groupe. Car la mort et le bannissement sont deux seuls voies possibles pour un chef.

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P
<br /> Je trouverais ça stressant, d'avoir un rôle indispensable dans un groupe.<br /> Je dois être trop sauvage pour ça. Ou électron libre.<br /> Ce serait une raison suffisante pour ne pas rester là bas.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Comme je l'ai écrit à "sixfrancs", dans ces endroits très difficile du monde, être un électron libre est quasi impossible.<br /> <br /> <br /> <br />
S
<br /> Je suis trop rationnaliste pour ça ...<br /> <br /> J'ai toujours préféré l'action individuelle plutôt que se fondre (!) dans un groupe, même Inuit ...<br /> <br /> De toute façon, je me suis tjrs méfié des CHEFS !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> L'action individuelle dans un monde aussi hostile que celui-ci est difficilement envisageable. Je préfère moi aussi l'action individuelle, mais dans notre société. Elle est beaucoup plus évidente<br /> et utile que celles de collectifs biens pensants et statiques.<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> Je rejoins le commentaire précédent. Et j'attends impatiemment la suite des aventures !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Attendons, au moins, que celle-ci se termine. Je dois reconnaître que je suis tout autant impatient. <br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> sur la case commentaire "Over blog" m'annonce:<br /> "Si vous avez quelque chose à dire" ...<br /> Oh oui j'en aurai à dire,<br /> je pourrai dire que j'ai adoré ce passage<br /> je pourrai dire combien il recèle de valeurs nobles<br /> je pourrai dire combien il est émouvant, vrai, ...et pur...<br /> Pur, voilà le mot que je cherchais...<br /> je pourrai dire combien la pureté de ces lignes nous emporte avec eux sur la banquise...<br /> etc....<br /> <br /> "Si vous avez quelque chose à dire ???"<br /> des tas de choses mais ce moment partagé entre les deux hommes est si beau, si pur que j'hésite à l'entacher de<br /> mes mots ...<br /> C'est un peu comme si je me refusais à salir un tapis de neige immaculé, avec mes souliers crotés<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Que dire après cela ? Rien, sans doute. Je ne salirai point, de mes souliers crottés, votre commentaire immaculé.<br /> <br /> <br /> <br />